Histoire maritime - Le naufrage de la Méduse

 

Histoire maritime - Le naufrage de la Méduse

Il était un petit navire, il était un petit navire, qui n’avait ja-ja-jamais navigué, qui n’avait ja-ja-jamais navigué, ohé ohé !
Les premières strophes, bien innocentes, de cette chanson, font partie du répertoire des petits et des tout petits.
La suite se corse nettement, car : “on tira z’a la courte paille (bis), pour savoir qui, qui serait mangé (bis)”...
C’est que cette chanson évoque une histoire vraie, terrifiante, dramatique et scandaleuse, mêlant politique, irresponsabilité, passe-droits et finalement anthropophagie : Le naufrage de la frégate “La Méduse” en 1816.

Le radeau de la Méduse peint par Géricault

Le contexte historique et politique

La défaite française de Waterloo sonne le glas du Premier Empire. Napoléon Bonaparte est exilé vers une île suffisamment lointaine et isolée (Sainte-Hélène, au milieu de l’Atlantique sud).
La monarchie a été restaurée, Louis XVIII remonte sur le trône (après en avoir été chassé par Bonaparte durant les 100 jours), la France est occupée pour trois années par les Britanniques, les Autrichiens, les Allemands et les Russes.

Louis XVIII

Tous les individus ayant exercé des responsabilités sous l’empire, souvent d’anciens révolutionnaires, rompus au commandement et à l’exercice du pouvoir, sont écartés, pourchassés, emprisonnés, jugés et parfois exécutés.
La restauration de la monarchie place, à tous les postes clés, des hommes royalistes fanatiques, qui désirent plus que tout le retour à une société d’ancien régime.
Ces hommes, souvent exilés depuis la révolution française, il y a plus de 25 années, trustent tous les postes clés.

Une puissante frégate

La Méduse

Le Traité de Paix de 1815 rend à la France certains de ses comptoirs coloniaux que le Roi s’empresse de récupérer.
La Marine royale française est chargée d’y déposer troupes, colons et fonctionnaires.
Lancée au crépuscule du Premier Empire, en 1810, la Méduse est une frégate, un bâtiment rapide et puissamment armé (48 canons) de 47 m de long, 12 m de large pour 1100 tonnes lège.
C’est un bâtiment ultra-moderne à l’époque, l’équivalent de nos FREMM, construit par les chantiers Crucy qui lancèrent, durant les guerres Napoléoniennes, des dizaines de navires de ce type.

A bord, un concentré de la société française de l’époque

Placée sous le commandement d’Hugues Duroy de Chaumareys, officier de la Marine royale, dont le dernier commandement remonte à 22 années en arrière, une flottille de quatre navires quitte l'Île d’Aix à destination du comptoir colonial français de Saint-Louis du Sénégal.
A bord, 397 personnes, équipages, soldats, fonctionnaires et civils.
Parmi les hommes et les femmes qui s’entassent pour ce voyage dans les ponts et entreponts, la concorde ne règne pas. C’est qu’ennemis de classes et champ de bataille cohabitent.
Les soldats et marins sont soit de jeunes recrues, soit d’anciens soldats d’empire. Les officiers et l’état-major, à l’instar de Duroy de Chaumareys sont des Ultra royalistes, souvent dénués d’expérience récente mais exerçant une autorité despotique. Les colons, individualistes, comptent parmi les factions républicaines, les fonctionnaires sont de dociles royalistes tandis que des esclaves africains libérés représentent les factions les plus progressistes (l’esclavage existe toujours à cette époque).

Une navigation catastrophique

Le 2 juillet 1816, en pleine après-midi, la Méduse s’échoue sur le banc d’Arguin, à 35 NM au large de la Mauritanie.
Ce banc de sable, parfaitement cartographié depuis le milieu du siècle précédent, ne constitue pas un obstacle imprévu. Tout comme était pratiquée la navigation astronomique avec une précision acceptable depuis l’apparition de chronomètres fiables.
La navigation se fait sur la réalisation de points astronomiques ainsi que sur la mesure approximative des distances parcourues au loch permettant de déterminer une position estimée que tenait le capitaine.
Au cours des deux journées précédant le naufrage, certains officiers et passagers firent remarquer au maître à bord une erreur dans la position estimée. D’après eux, on fonçait droit vers le banc d’Arguin mais d’après le capitaine, dont la naissance, plus encore que le grade, emportait le dernier mot, on le laissait largement sur bâbord…

En plein sur le banc

Le banc d’Arguin en Mauritanie

La Méduse “plante” ses 1500 Tonnes chargées sur le sable et reste immobilisée mais non détruite. Très vite, on construit un radeau destiné à décharger la frégate pour la haler, lège, à l’eau. L’opération réussit mais un coup de vent la précipite à nouveau sur le banc, fracassant son gouvernail.

Le 4 juillet, la décision d’abandon est prise et des listes sont réalisées pour répartir les équipages et passagers, qui sur une des 4 chaloupes, qui sur le radeau. L’évacuation se fait dans un désordre indescriptible qui ne fera que se dégrader.
Sous la menace des officiers et d’une partie de la troupe, les uns et les autres sont répartis dans les embarcations.
Duroy de Chaumareys, souvent ivre, s’embarque, en compagnie des “passagers de qualité” sur la meilleure chaloupe tandis que 151 autres, sciemment triés socialement, se voient orientés vers le radeau.

L’objectif consiste à rallier le Sénégal en convoi, tractant en remorque le radeau.

Le radeau de la Méduse

Une maquette à l’échelle 1 du radeau de la Méduse au musée de la Marine de Rochefort

Constitué des caillebotis qui fermaient les cales et d’un assemblage de poutres et d’espars prélevés sur la frégate, le radeau, peint par Géricault et exposé au Louvre, mesurait 20 m de longueur pour 7 de largeur. Chargé de ses passagers, le radeau n’en était plus un car, s’il flottait encore, c’était à 1 mètre sous la surface de l’eau… On estime son poids à 20 tonnes et tracter, avec de simples chaloupes semi-pontées, un tel mastodonte relevait de la vue de l’esprit.

Le 6 juillet, les amarres reliant le radeau aux chaloupes sont rompues, ou coupées, et ce dernier, scotché sur place, est livré à lui-même, sans autres provisions de bouche que des tonneaux de vin.
Les chaloupes atteindront Saint-Louis du Sénégal après 4 jours de mer.

Apocalypse et cannibalisme

Les pertes sont effroyables. Les hommes survivent les cuisses immergées dans l’eau et certains périssent noyés, les pieds pris, à la faveur des coups de vent qui s’enchaînent tandis que d’autres se jettent à l’eau de désespoir.

Les quelques officiers présents à bord, dont le chirurgien Savigny, disposant de toutes les armes à feu du bord, disposent des boissons à leur guise. Une mutinerie éclate bientôt et voit s'affronter, au sabre, les factions rivales au cours d’une nuit qui fera 60 victimes.

Après trois nuits, les premiers cas d’anthropophagie apparaissent. Les survivants, les membres à vif, pelés par l’eau salée dans laquelle ils pataugent jusqu’à la taille, deviennent fous de douleur et de désespoir.
Curieuse chose que ce cannibalisme, si on meurt de soif en quatre jours, il faut près de trois semaines pour que la faim vous emporte.

Quoi qu’il en soit, Savigny, en sa qualité de chirurgien, se mue en boucher et procède aux découpes des corps, en fines lamelles, que l’on va sécher au soleil pour en agrémenter le goût. Il se pose ainsi, dans la relation écrite qu’il fit du naufrage -et qui frappa le peintre Géricault au point qu’il en fit la peinture que l’on connaît- en “hygiéniste” au contraire des “barbares” de l’équipage, qui consommait cette viande crue…

C’est aussi Savigny qui organise un ultime “tri” entre les hommes et décide de distribuer d’importantes rations de vin aux soldats, des "résidus de fond de bagne” d’après lui, pour mieux les jeter à l’eau ensuite, ivres et désarmés.
Si Savigny n’évoque jamais d’autre rôle que celui d’un guide éclairé dans ses mémoires, un autre officier, Joseph Griffon du Bellay, annotera l’ouvrage après sa parution et l’étude de ces notes mirent en lumière ces actes terrifiants.

Le Radeau de la Méduse, sculpture de Clarisse Griffon du Bellay, et ses “hommes-viandes”

Le sauvetage

Le 17 Juillet 1816, le brick L'Argus, qu’avait rejoint au port les chaloupes de Duroy de Chaumareys, retrouve le radeau. Ce n’est pas qu’il le recherchait, sa mission consistait à récupérer les 92.000 Francs or de la caisse de bord et ce n'est que par hasard que furent secourus les naufragés !
A bord du radeau, après 13 jours de dérive, ne restaient en vie que 15 hommes sur 151.
Cinq décédèrent à bord de L’Argus et les autres regagnèrent, vivants, la métropole, à l’instar du capitaine Duroy de Chaumareys.

Le procès

Tenues des Officiers de Marine Français, Ancien Régime

Même si le livre dans lequel Savigny et Corréard évoquent le naufrage ne fait pas toute la lumière sur les évènements du radeau, ils dépeignent crûment l’attitude lâche, irresponsable et contraire à l’honneur de Duroy de Chaumareys.
Publié dès 1817, ce best-seller connut un tel succès à l’époque qu’il déclencha le premier procès en Conseil de Guerre d’un officier supérieur pour avoir perdu, par “impéritie”, un bâtiment. Les charges d’abandon volontaire de navire et d’entorse à l’honneur ne seront pas retenues et lui éviteront la peine de mort. Chassé de la Marine, démis de ses grades, titres et pensions, Duroy de Chaumareys sera condamné à cinq années de prison et n’en tirera que trois.

Favoritisme, entêtement, déconnexion de la réalité, irrésolution, mensonge, mépris des populations, refus de reconnaître les apports des factions rivales, irresponsabilité, absence totale de courage, plus que les attitudes d’un homme, c’est le procès d’un système, la Restauration, que fit le Conseil de Guerre.
C’est dans la difficulté, a-t-on l’habitude de dire, que s’esquisse la valeur des hommes, et tout particulièrement celle des chefs.
Un thème qui reste d’actualité.

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